From 79fa6979aa36b40983827fc5608b8bed85eea833 Mon Sep 17 00:00:00 2001 From: Your Name Date: Sat, 23 Dec 2017 20:08:09 +0100 Subject: Add existing ps.l.o site --- ps/dpdg/index.html | 1078 ++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++ 1 file changed, 1078 insertions(+) create mode 100644 ps/dpdg/index.html (limited to 'ps/dpdg/index.html') diff --git a/ps/dpdg/index.html b/ps/dpdg/index.html new file mode 100644 index 0000000..455f310 --- /dev/null +++ b/ps/dpdg/index.html @@ -0,0 +1,1078 @@ + + + + + + p.s.: du propre des gueux + + + + +
+
+
+

Du propre des gueux

+ +

On naît, on vit, on meurt.
Enfin, surtout, on vit.

+ +

Une farce rigolarde sur des sujets passablement + terrifiants, selon une perspective unique et fondamentale, + et toutes les autres qui la contredisent.

+ +

Personnages

+ +
    +
  • Procuste Hontol (dit Le Baron)
  • +
  • Rodrigue (dit Proprel), valet
  • +
  • Aureste (dit Lesale), valet
  • +
  • Laraison, cocher
  • +
  • Les Marcheuses, enchaînées
  • +
  • Le Singe (le masque – celui qui agit)
  • +
  • La Méprise
  • +
  • L’Indifférence
  • +
  • La Jeunesse
  • +
  • L’Exploitation
  • +
+
+ +
+ +

Acte I

+ +

La diligence du savoir ayant brisé un essieu en chemin vers + la Croissance, le Baron Hontol, impatient, fait porter tous + ses tiroirs aux marcheuses enchaînées de l’économie + ‘collaborative’.

+ +
+

Scène I

+
    +
  • Le Baron, le cocher, les valets, les marcheuses.
  • +
+ +

Une clairière dans la forêt. Le Baron apparaît entre + les arbres, satisfait de voir enfin une zone + ouverte. Mais il pose le pied dans une bouse. De l’autre + côté de la clairière, un singe observe en + silence.

+ +

LE BARON
+ Ah! Pouah! Je piétine une bouse béarnaise + et elle me colle aux basques!

+

PROPREL (à LESALE)
Je crois qu’il parle de + toi.

+

LESALE (à PROPREL)
Je ne suis ni Béarnais + ni Basque.

+

Le Baron les cravache pour les faire taire. On entend + les marcheuses essoufflées ‘répéter’ ses paroles + :

+

LES MARCHEUSES
Sur-poids! Je piétine. Quelle + lourdeur niaise et vaste.

+

Il avance en secouant sa botte. Ses valets le suivent + de près, voûtés & recroquevillés l’un contre l’autre, en + guenilles. Le cocher apparaît bientôt suivi des + marcheuses.

+

LARAISON
Je vous l’avais bien dit Messires, il eut + été plus sage de réparer la roue : maintenant il fait nuit + et nous n’y voyons guère.

+

LE BARON
Et que sais-tu, toi, Laraison, de la + sagesse? As-tu comme moi résolu de compter les idées et + toutes les choses du monde et d’en faire l’inventaire + exhaustif? Alors tais-toi, cocher! Sans tes imprudences à + galoper sur ce chemin de traverse nous n’en serions pas + là.

+

LARAISON
+ Je ne faisais que répondre à votre impatience… Ne vous avais-je pas prévenu que le chargement excessif de la diligence ne viendrait qu’au prix de sa lenteur de déplacement? Pensez-vous, je suis encore étonné que la roue ait tenu si loin, un tel fardeau…

+

LE BARON
+ Un fardeau! Manant! Il s’agit là de la PRESQUE TOTALITÉ des connaissances du monde, organisée par mes soins selon une nomenclature inédite et fondementale. Que m’importe la fragilité de ton transport.

+

LARAISON (en aparté)
+ “Mon” transport. Comme s’il en existait un autre… Il a transporté Alexandre jusqu’en Inde, et Diderot jusqu’au Panthéon!

+

Proprel et Lesale écarquillent les yeux, se regardent et haussent les épaules.

+

LESALE
+ Voilà une vache bien singulière.

+

PROPREL
+ Je n’en ai jamais vu de pareille.

+

LESALE
+ Sans doute une race locale.

+

LE BARON
+ Qu’on m’apporte un tiroir! Proprel, capture-la, nous en allons conserver un exemplaire.

+

Proprel capture la vache et tente de la faire entrer dans le tiroir.

+

PROPREL
+ Monseigneur, cette vache est bien trop grande pour ce tiroir.

+

LE BARON
+ Proprel, mon petit, je t’en prie, ne dis pas de sottise. Il n’y a qu’une forme de tiroir, comme il n’y a qu’un type de case sur un damier. Peux-tu imaginer jouer aux dames ou aux échecs sur un damier aux cases dépareillées?

+

PROPREL
+ Euh… Non.

+

LE BARON
+ Peux-tu imaginer tracer une carte selon des lignes géographiques aux contours approximatifs, dont le cadrage changerait au gré des situations?

+

PROPREL
+ Euh… Pas plus.

+

LE BARON
+ Et pourtant, les côtes informes et les chemins sinueux entrent bien dans des cases tout-à-fait uniformes, n’est-ce pas?

+

PROPREL
+ Certainement.

+

LE BARON
+ Et bien, qu’attends-tu? Prends la scie et découpe ce qui dépasse!

+

PROPREL
+ Mais, monsieur…

+

LE BARON
+ Assez! J’aperçois la lumière qui perce les ténèbres.

+
+
+

Scène II

+
    +
  • La Méprise, Laraison, Le Baron
  • +
  • Le Singe, les valets, les marcheuses
  • +
+

La Méprise apparaît avec une lanterne.

+

LE BARON (doucement, aux valets)
+ Qu’attendez-vous? Demandez donc qui va là.

+

LES MARCHEUSES
+ QUI VA LÀAAAA?

+

LESALE à PROPEL
+ Et puis, toi, n’es-tu pas Basque par ta mère ?

+

PROPREL à LESALE
+ Sa cousine… Mais je ne sens rien.

+

LA MÉPRISE
+ Que vois-je, une telle suite à pied! Que faîtes-vous donc là à la clarté de la lune?

+

PROPREL
+ Votre majesté, nous accompagnons notre maître, le baron Procuste Hontol, porteur de TOUT le savoir du monde…

+

LESALE
+ … Organisé par ses soins selon une nomenclature inédite et fondamentale dans ces tiroirs que vous voyez là.

+

Il montre les marcheuses.

+

LES MARCHEUSES
+ Porteur de TOUT le savoir du monde…

+

Elles chuchottent entre elles…

+

LES MARCHEUSES
+ En fait, c’est nous qui portons.

+

LE BARON
+ Silence!

+

LES MARCHEUSES (répètent)
+ SILEEEENCE!

+

LA MÉPRISE
+ Tant de savoir! Me voilà bienheureuse. (Vers les marcheuses) Vous devez être bien épuisées. (Vers le Baron) N’avez-vous point de voiture?

+

LARAISON
+ Tout porte à croire que nous en avions une, et fort heureusement une large suite également, mais les excès d’impatience…

+

LE BARON
+ PAIX! (Vers la Méprise) Jeune damoiselle, porteuse de lumière, ainsi, vous appréciez la connaissance ? J’en ai plein mes tiroirs. Je l’accumule sans cesse et l’y conserve sous clef afin de ne la point laisser s’échapper.

+

LARAISON
+ Quelle drôle d’idée.

+

LES MARCHEUSES
+ Accumuler! Conserver sous clef! En laisse! S’échapper!

+

LA MÉPRISE (à part)
+ Voici un homme bien sûr de lui. (Au Baron) Ô monsieur, quel charmeur, puisque vous avez tant de savoir, mon devoir d’hôte m’impose de vous donner une bonne leçon.

+

LE BARON
+ Qu’on m’apporte un tiroir!

+
+
+

Scène III

+

Note: cette scène et la suivante sont jouées simultanément, d’un côté les marcheuses, les valets et le singe (scène III), de l’autre le Baron, le cocher, la Méprise (scène IV). Les dialogues sont alternés. Les valets passent d’un groupe à l’autre.

+
    +
  • Les marcheuses, les valets, le singe
  • +
+

Les marcheuses ont déposé les tiroirs et s’assoient en cercle. Les valets continuent leur discussion. Le singe se rapproche du cercle sur un branche basse proche, un peu en retrait.

+

LES MARCHEUSES
+ Je suis fourbue. Quel fardeau. Je n’y entends rien. Je lirais bien mais il fait déjà noir. Qu’y a-t-il dans ton tiroir? Oh, celui-là est bien petit, mais comme il est agité : je crois qu’il s’agit de la Poésie, mais je n’en ai pas la clé.

+

LE SINGE
+ Cette organisation, mesdames, ne fait aucun sens. La poésie est agitée comme elle est près de la guerre : placez-là donc avec la littérature, et vous verrez qu’elle se portera mieux.

+

LES MARCHEUSES
+ Maître Singe, voilà une bonne idée, mais nous ne connaissons pas précisément le contenu de chaque tiroir; notre maître nous en interdit l’accès, jusqu’à sa mort plus 70 ans : il ne faudrait pas, dit-il, que nous lui en dérobions le contenu.

+

LE SINGE
+ Et pourtant! Si chacune d’entre vous pouvait ouvrir son tiroir, vous échangeriez bientôt ces savoirs et le porteriez en vous-même sans plus d’effort inutile. Non seulement votre fardeau s’allègerait, mais vous découvririez comment en les fertilisant de votre expérience, en construire de nouveaux…

+

LES MARCHEUSES
+ Maître Singe, votre sagesse est grande et nous inspire, mais voyez ces chaînes qui nous restreignent. Nous ne pouvons rien faire.

+

LE SINGE
+ Ne perdez pas espoir.

+
+
+

Scène IV

+
    +
  • Le Baron, le cocher, la Méprise
  • +
+

Proprel passe un tiroir vide au Baron et s’en va rejoindre Lesale auprès des Marcheuses.

+

LE BARON
+ Voici un tiroir tout neuf pour accueillir votre bonne leçon, ma chère.

+

LARAISON
+ Il n’en démordra point.

+

LA MÉPRISE
+ Et bien mon cher Baron, je vous vois bien mal lotti avec cette troupe miséreuse et tous ces tiroirs sans armoire.

+

LARAISON
+ Nous disposions pourtant d’un transport adéquat qui avait traversé les âges sans heurt. Hélas, un essieu a cédé face à l’impatience et l’avidité.

+

LE BARON
+ Une armoire, ma belle! Ah! J’en avais fait faire une sur-mesures, parfaitement adaptée à mes besoins croissants.

+

LARAISON
+ Qui sont certes ceux de tous.

+

LE BARON
+ C’est que depuis le début de mon oeuvre d’accumulation nous avons acquis plus de connaissances que depuis le début de l’histoire de l’humanité.

+

LE BARON
+ Elle comptait autant de tiroirs qu’on peut y ranger de connaissances.

+

LARAISON
+ Sauf l’humilité.

+

LE BARON
+ Il y en avait un par science, et même certains disposaient de compartiments plus petits pour une classification plus précise.

+

LARAISON
+ Au cas où on ne saurait plus où donner de la tête.

+

LE BARON
+ Il n’est pas un oiseau des cieux, pas une pierre sous l’eau, pas un édifice sur terre sans un tiroir adapté.

+

LES MARCHEUSES (au loin)
+ Je dois donc porter la géologie. Et moi l’architecture.

+

LARAISON
+ On a du ajouter deux étages à la cariole, elle ne passe plus sous les ponts.

+

LE BARON
+ Hélas, à présent tous les efforts de ma vie de génie sont réduits à cette caravane fastidieuse dont la lenteur et les gémissements ne cessent de troubler mon âme… Et ralentissent ma recherche.

+

LARAISON
+ C’est que nous étions en route pour visiter un barrage de conception rare.

+

LE BARON
+ C’est que j’étais en route pour acquérir une nouvelle chose, un barrage de conception unique, dont j’ai délégué l’ouvrage à l’Exploitation.

+

Proprel revient et vient se placer discrètement derrière le Baron.

+

LA MÉPRISE
+ Mon bon seigneur, vous voici bien tombé. Non seulement je puis vous guider jusqu’au barrage, mais je vous aiderai à fabriquer une machine plus solide et plus vaste que votre vieux transport.

+

LARAISON
+ Tabula Rasa

+

LA MÉPRISE
+ Elle accueillera tous les savoirs que vous possédez, et bien plus encore (Vers Laraison, narquoise) & elle passera sous les ponts.

+

LARAISON
+ J’en doute.

+

Lesale revient et se place discrètement derrière le Baron.

+

LA MÉPRISE
+ Bientôt les gémissements de vos marcheuses laisseront la place au ronronnement d’un moteur inaltérable, celui de l’innovation, toujours portée par la jeunesse.

+

LARAISON
+ Ah! Voici une belle dé-finition de l’immortalité.

+

LE BARON
+ Ah! Voici un progrès dont je me réjouis. (à part) Il promet d’être enrichissant.

+

Il renâcle et frotte sa botte sur l’herbe.

+

LA MÉPRISE
+ Tout ce que vous voulez, et bien au-delà de vos espérances. Avec une telle machine vous totaliserez bientôt non seulement tous les savoirs, mais aussi tous les espoirs du monde.

+

LARAISON
+ voici une promesse dont la probabilité me semble non-nulle.

+

LE BARON
+ Ah! Tous les savoirs! Ah! Tous les espoirs, je verse là dans ce tiroir une larme qui comprendra cette bonne leçon qui fut la vôtre, madame.

+

Comme Le Sale interjecte, tout le monde sursaute.

+

LESALE
+ Mais que ferons-nous des marcheuses si elles n’ont plus à gémir? Je m’étais habitué au cliquetis douceâtre de leurs chaînes…

+

LE BARON
+ Encore celui-là dont l’odeur me répugne et qui me colle aux basques.

+

Lesale se hume et hausse les épaules.

+

LESALE (à lui-même)
+ Je ne sens rien.

+

LA MÉPRISE
+ Un tiroir pour chacune!

+

Les marcheuses interrompent leur conversation.

+

LARAISON
+ Oh, un singe…

+

LE BARON
+ Où ça! Qu’on m’apporte un tiroir!

+
+
+
+

Acte II

+

Au bord de la route, au petit matin, entre le village et la + rivière. La jeunesse immobile pêche dans le fossé, sous le + regard de l’indifférence.

+ +
+

Scène I

+
    +
  • L’indifférence, la jeunesse, les valets
  • +
+

Proprel et Lesale surgissent de fourrés bordant un fossé, et retirent précipitamment leurs guenilles, l’un pour pisser (de face), l’autre pour déféquer (de dos), sous le regard blasé de l’Indifférence et de la Jeunesse.

+

PROPREL et LESALE
+ Aaaaaaaaaaaaaaaah!

+

PROPREL
+ Quel bonheur!

+

LESALE
+ Je n’en pouvais plus.

+

LA JEUNESSE
+ Hé là! Seriez-vous en train de conchier nos poissons?

+

L’INDIFFÉRENCE
+ Qu’importe, il n’y a plus d’eau.

+

LESALE (vers la Jeunesse)
+ Poissons? Quels poissons?

+

Se penchant sur le fossé, toujours pissant :

+

PROPREL
+ Attendez, je leur rajoute de quoi nager.

+

LA JEUNESSE
+ Ne voyez-vous pas nos cannes à pêche?

+

PROPREL
+ En effet, je vois bien quelques gaules. Mais sans fil,

+

LESALE
+ et surtout sans eau

+

PROPREL
+ sans hameçon, que comptez-vous attraper?

+

LESALE
+ Des poissons-chats?

+

L’INDIFFERENCE (baillant)
+ Ces deux-là font de l’esprit.

+

LA JEUNESSE (à l’Indifférence)
+ Ils n’ont pas tort, ils ne font qu’observer.

+

L’INDIFFÉRENCE
+ Qu’importe… Avec leurs observations on aurait tôt fait de ne plus rien avoir à faire du tout.

+

LA JEUNESSE
+ En effet messieurs, nous n’avons ni eau ni fil. C’est qu’on ne trouve plus de poisson dans la rivière, alors, rien ne sert d’y aller.

+

LESALE
+ Une rivière sans poisson? Comment cela est-il possible?

+

PROPREL
+ Les rivières ne sont-elles pas les routes privilégiées de ces espèces marines qui les empruntent pour féconder la Terre à leurs sources respectives?

+

Tous regardent Proprel puis haussent les épaules.

+

LA JEUNESSE (soupirant)
+ Jadis la rivière était si poissonneuse qu’il suffisait d’y plonger la main pour attraper un saumon ou une truite. On y allait avant d’aller aux champs, pour capturer le repas de midi. Parfois, il nous suffisait d’approcher ses rives pour que l’un d’entre eux saute dans notre bourriche. D’autres fois…

+

L’INDIFFÉRENCE
+ Qu’importe…

+

La jeunesse reprend.

+

LA JEUNESSE
+ Mais un jour l’Exploitation est venue nous vendre les bienfaits de l’accumulation des richesses. Nous, des richesses, on n’en avait pas idée. Ce que nous avions nous suffisait bien. Mais il y avait quelque chose dans son discours, comme…

+

L’INDIFFÉRENCE
+ Qu’importe…

+

LA JEUNESSE
+ Bref, nous l’avons aidé à construire un barrage en amont de la rivière.

+

PROPREL
+ Et ces richesses ?

+

LA JEUNESSE
+ Le fossé est asséché, la rivière ne donne plus de poisson, les champs sont envahis du bruit des machines, la nuit n’a plus d’étoile.

+

LESALE
+ Plus d’étoile ?

+

LA JEUNESSE
+ Avec le barrage est venue la modernité de l’éclairage public. Les étoiles se sont retrouvées prisonnières de lampadaires.

+

PROPREL
+ Cela me rappelle quelque chose.

+

LA JEUNESSE
+ Que veux-tu dire?

+

L’INDIFFÉRENCE
+ Enfin! Qu’importe!

+

Lesale, n’ayant pas d’eau sous la main, cherche des feuilles, cherche des pierres, en vain.

+

LESALE
+ Hmmm… Me voici embêté. Il n’y a pas d’eau.

+

LA JEUNESSE
+ Certes, le barrage de la Croissance l’a détournée.

+

LESALE
+ Il n’y a pas de feuilles.

+

LA JEUNESSE
+ Les plantes ont désséché.

+

LESALE
+ Et pas une pierre non plus.

+

LA JEUNESSE
+ Intégrées au barrage du Baron.

+

LESALE
+ Me voilà bien emmerdé.

+

Il tient à présent sa main gauche, dessus face au public.

+

PROPREL
+ Me voilà bien éclairé. Vois-tu, la Jeunesse, justement nous accompagnons le Baron pour voir l’oeuvre qu’il avait commanditée à l’Exploitation achevée.

+

L’INDIFFÉRENCE
+ Je me sens fatiguée.

+

LESALE
+ Ah! Là, je sens quelque chose.

+
+
+

Scène II

+
    +
  • La Méprise, l’Exploitation
  • +
  • L’Indifférence, le Singe
  • +
+

L’Exploitation contemple satisfaite le barrage de la Croissance. La Méprise la rejoint, suivie discrètement du Singe.

+

L’EXPLOITATION
+ Ah! Quel bel ouvrage! Quelle puissante vision! Comment ne pas se réjouir de l’avancée au quotidien de ce qui paraissait auparavant impossible. Cette contrée oisive est à présent conquise au confort et à l’efficacité; de cet esprit entreprenant, nourrie et rassasiée.

+

LE SINGE (en aparté)
+ Comme le coureur s’enivre de sa propre douleur jusqu’à en faire une extase dont il devient bientôt l’esclave.

+

LA MÉPRISE
+ Oyez, l’Exploitation! Vous ne devinerez point qui je viens de croiser.

+

L’EXPLOITATION
+ Ah! La Méprise, quel bonheur de te retrouver. Et bien non, certes non, mon imagination est bien trop occupée par la contemplation de mon succès pour ‘deviner’ quoi que ce soit, qui donc as-tu croisé?

+

LA MÉPRISE
+ Par cette nuit d’encre plombée, votre commanditaire, ma chère, le Baron lui-même et sa troupe qui vient vous visiter.

+

L’EXPLOITATION
+ Ce n’est pas trop tôt. Et qu’est-ce qui le retient?

+

LA MÉPRISE
+ Son cocher, Laraison, a fouetté les chevaux si fort qu’un essieu de sa diligence des savoirs s’est brisé en chemin. Ils ont du abandonner la route de l’Innovation et couper à travers bois jusqu’à la pâture des vaches où je les ai trouvés. Comme le Baron Hontol ne se sépare jamais de sa base de données totalitaire, il a fait transporter tous ses tiroirs par les marcheuses qui, dans une économie de collaboration, toutes entravées qu’elles sont de leurs lourdes chaînes, n’ont fait hélas, que ralentir la marche du Progrès.

+

LE SINGE (en aparté)
+ Peut-on parler, si la base de données est en marche, d’un encyclopode?

+

L’EXPLOITATION
+ Oh, la belle Méprise. Je vois bien où tu en veux venir. Comme l’équipage du Baron empruntait un ‘raccourci’ à vol d’oiseau, il se retrouva vite empêtré dans des broussailles inconnues et non cartographiées. Mais, dis-moi, que leur as-tu dit?

+

LA MÉPRISE
+ J’ai promis au Baron de faire construire une arche pour accueillir l’ensemble des connaissances qu’il a accumulées et bien plus, et tous les espoirs de la Jeunesse. Je lui ai promis qu’elle porterait son nom et son valet, Lesale, nous en a soufflé le mot : “puisqu’il s’agit d’offrir”, a-t-il remarqué fort justement, “un vivant logis à tous les savoirs du monde, ne pourrait-on pas l’appeler HONTOL-LOGIS?”

+

L’EXPLOITATION (pensive)
+ Quelle remarque pertinente.

+

LE SINGE (en aparté)
+ L’Ontologie réfléchit la nature de l’être; elle réfléchit à la nature de l’être. Pourtant, une ontologie définit une perspective sur la nature d’un être ou pas. Naître, ou n’être pas, telle est la question.

+

L’EXPLOITATION
+ Quelle remarque pertinente. HONTE-AU-LOGIS. HONTE-AU-LOGIS. On en pourrait ajouter autant qu’on voudrait. Et avec l’aide de la Jeunesse, l’automatiser. Une machine si grande qu’elle pourrait porter tous les savoirs et enregistrer toutes les données, montée sur cent essieux pour que même s’il en casse un ou deux, elle pourrait encore supporter la masse des connaissances.

+

LA MÉPRISE
+ Il s’agit bien de cela : cesser de réfléchir, de penser et de questionner, & plutôt construire une machine qui organise effectivement la pensée selon des catégories pré-déterminées et productivistes. Cette HONTOL-LOGIS fournira une logique efficiente pour de nouveaux systèmes de production.

+

L’EXPLOITATION
+ Et que fait donc la Jeunesse? Je compte sur toi pour la convaincre. Il faudra bien 200 jeunes gens fougueux pour fabriquer une telle machine. Je leur paierai autant de jours qu’il faudra d’ouvriers1, et tu les convaincras que seul leur temps est monayable.

+

LE SINGE (en aparté)
+ En effet, en convaincre un seul de travailler 200 jours pour le même prix ne saurait venir à bout de ce projet totalitaire.

+

LA MÉPRISE
+ Depuis que le barrage a vidé la rivière de son foisonnement, la Jeunesse ne va plus aux champs, et préfère aller à la pêche avec Indifférence. Elle rentre rarement à la maison.

+

L’EXPLOITATION
+ À la pêche? Mais où, et que comptent-ils bien attraper? Des poissons-chat?

+

L’Indifférence arrive, haletante.

+

L’INDIFFÉRENCE
+ Qu’importe! La Jeunesse est sur le bas-côté, près d’un fossé asséché proche du village. Elle soutient que l’ombre du réverbère y étant aussi dense que celles des arbres rabougris qui restent à la rivière, il n’est aucun besoin de marcher plus avant. Elle ne prend plus le temps de monter le fil et l’hameçon, puisque dit-elle, aucun poisson ne mordra plus.

+

L’EXPLOITATION
+ Ce n’est pas faux. Et bien voici que la Jeunesse est entièrement disponible pour cette nouvelle production qui transformera la face du monde! Mais que fais-tu là Indifférence, ne t’avais-je pas chargé de surveiller la Jeunesse?

+

L’INDIFFÉRENCE
+ Hélas, la Jeunesse est sortie de mon emprise comme elle réfléchissait à sa condition.

+

LA MÉPRISE
+ Bigre. Je n’y entends plus rien.

+

L’EXPLOITATION
+ Que m’apprends-tu là! Il faut les convaincre au plus tôt, le fouet n’atteint plus leurs chairs tant leur coeur est tari. La Méprise!

+
+
+

Scène III

+
    +
  • La Méprise, l’Exploitation, l’Indifférence
  • +
  • Le Singe
  • +
+

LE SINGE (en aparté)
+ Voici une trinité qui ne m’inspire guère. Je vois le tableau d’ici : elles vont s’emmêler les pinceaux. De l’absence elles vont faire une richesse, et multiplier les poissons.

+

LA MÉPRISE
+ Mais c’est bien sûr! La Jeunesse s’ennuit et s’est installée dans un désarroi indépassable.

+

L’INDIFFÉRENCE
+ C’est mon fait.

+

LA MÉPRISE
+ Rendons-lui le poisson, et elle retrouvera son enthousiasme pour venir fabriquer la machine.

+

L’Indifférence saisit son coeur à deux mains.

+

LE SINGE (aparté)
+ M’aurait-elle entendu?

+

L’EXPLOITATION
+ C’est cela, vendons-lui le poisson! Quelle maîtrise la Méprise! Mais, dis-moi, comment comptes-tu t’y prendre?

+

L’Indifférence se meurt, le Singe disparaît, la Méprise chuchotte à l’oreille de l’Exploitation.

+
+
+

Scène IV

+
    +
  • La Méprise, l’Exploitation, La Jeunesse
  • +
  • Les valets, le Singe
  • +
+

LESALE
+ … Et c’est ainsi que notre maître, ignorant Laraison, condamna la diligence des savoirs à un arrêt brutal.

+

PROPREL (acquiesçant)
+ L’un des tiroirs s’envola et vint se briser sur le parapet. Il contenait un chat mort.

+

LA JEUNESSE
+ Voici les capitaines de l’industrie. Mais il manque l’Indifférence. Voilà qui est intriguant.

+

L’EXPLOITATION
+ Je te vois bien oisive Jeunesse écervelée.

+

La Jeunesse se lève.

+

LA MÉPRISE
+ (Vers l’Exploitation) Laissez-moi faire. (Vers la Jeunesse) Hélas, Jeunesse douce et tendre, nous venons porter une bien triste nouvelle : l’Indifférence est morte.

+

La Jeunesse se réjouit. La Méprise et l’Exploitation s’échangent un regard. L’Exploitation interjecte, puis la Méprise reprend.

+

L’EXPLOITATION
+ Est-ce ainsi que vous montrez le respect pour l’Indifférence!

+

LA MÉPRISE
+ Qu’impor… Qu’à cela ne tienne. Nous sommes également porteuses d’une grande nouvelle.

+

La Jeunesse cesse de ricaner et prête une oreille attentive.

+

LA MÉPRISE
+ Avant de mourir, paix à son âme, elle nous a confié votre désarroi et votre ‘pêche miraculeuse’ sans fil, et sans poisson.

+

LA JEUNESSE
+ Allez-vous nous donner du fil? Et des hameçons?

+

L’EXPLOITATION
+ Encore mieux! On va vous donner du tr…

+

LA MÉPRISE
+ DU POISSON! Nous allons vous donner du poisson.

+

L’Exploitation prend à part la Méprise.

+

L’EXPLOITATION
+ Tu veux dire dire ‘vendre’ bien sûr, n’est-ce pas? On DONNE du travail, mais on VEND du poisson!

+

LA MÉPRISE
+ S’il vous plaît, laissez-moi faire. Votre discours est bien trop cru pour que la Jeunesse vous crut. Je m’en charge, veuillez gardez le silence.

+

L’EXPLOITATION
+ Je peux engager un journaliste pour cela.

+

LA MÉPRISE
+ Assez! Reprenons, songez au résultat! Qu’importe le flacon pourvu qu’elle ait la lie.

+

La Méprise se retourne vers la Jeunesse qui s’est mise à converser entre elle. Elle frappe dans ses mains, la Jeunesse se tait et se met en rang, comme à l’école.

+

LA MÉPRISE
+ Or donc, la Jeunesse a suffisamment souffert des maux de l’Indifférence. Il est temps pour nous de vous écouter et de répondre à vos inquiétudes.

+

L’Exploitation se mord le poing et trépigne.

+

LA JEUNESSE
+ Comment allons-nous pêcher le poisson sans canne à pêche?

+

LA MÉPRISE
+ Vous n’aurez pas à le pêcher, il viendra dans vos assiettes.

+

LA JEUNESSE
+ Mais si le poisson vient dans nos assiettes, que ferons-nous donc de nos journées?

+

LA MÉPRISE
+ Vous deviendrez le moteur de l’innovation.

+

PROPREL
+ Qu’est-ce que c’est que cela, ‘ligne-ovation’?

+

LESALE
+ C’est la ligne qui permet de couvrir l’odeur avec le bruit.

+

LA MÉPRISE
+ Euh, et bien, l’innovation–en un seul mot–c’est par exemple, les lampadaires qui éclairent la rue et…

+

LA JEUNESSE
+ Et nous masquent les étoiles!

+

LA MÉPRISE
+ Qu’impo… Qu’à cela ne tienne vous aurez une application sur votre smartphone pour voir le ciel étoilé partout où vous portez le regard, de nuit comme de jour, et cela bien plus clairement que le ciel nocturne, puisqu’indépendamment de la couverture nuageuse.

+

LA JEUNESSE
+ Ah, bien sûr… Mais, qu’allons-nous faire de nos nuits, si nous pouvons observer le ciel nocture en plein jour?

+

L’EXPLOITATION
+ Et bien, vous dormirez, et la machine pourra enregistrer tous vos savoirs et tous vos espoirs.

+

LA JEUNESSE
+ Quelle machine?

+

LA MÉPRISE
+ Celle qui conditionne le poisson qui va dans vos assiettes, qui allume les lampadaires pour éclairer la route devant vous (en aparté : mais pas sur le côté) et vous affranchit de l’attente du ciel nocturne pour observer les constellations.

+

LA JEUNESSE
+ Quels savoirs? Quels espoirs?

+

LA MÉPRISE
+ Ah! Pauvres enfants! L’Indifférence vous a fait oublié combien vos élans sont pleins des promesses de l’avenir. Cette machine dont nous parlons, écoutera le moindre de vos désirs et en fera une réalité. Elle vous placera aux commandes du monde et vous en deviendrez la source.

+

LESALE
+ Le moteur, ou le carburant ?

+

PROPREL
+ Qu’as-tu sur la main?

+

LA JEUNESSE
+ C’est vrai, l’Indifférence coupait chaque élan d’un “Qu’importe”…

+

LA MÉPRISE
+ Qu’importe! À présent c’est fini vous serez les maîtres du monde.

+

LE SINGE (en aparté)
+ Un tableau de maître. La confusion est totale.

+

LESALE
+ Je crois que c’est du carburant ontologique.

+

LA JEUNESSE
+ Mais si nous devenons les maîtres du monde, qui va nourrir la machine?

+

LA MÉPRISE
+ Elle est automatique.

+
+
+

Scène V

+
    +
  • Tous les personnages, sauf l’Indifférence qui a désormais disparu.
  • +
+

LE BARON
+ Ah! Quelle puanteur! Lesale est-il de retour? Mes jambes se dérobent sous moi, nous avons tant marché. De l’eau! De l’eau!

+

LES MARCHEUSES
+ Quelle horreur! Mes pieds saignent. Ma tête tourne. J’ai soif.

+

Lesale porte de l’eau aux marcheuses, Proprel au Baron.

+

LA MÉPRISE
+ Messires Baron, vous avez cheminé toute la nuit, vous en êtes encore tout fumant.

+

LARAISON
+ Il a si chaud que son souffle et la transpiration de son corps brûlant en font un dragon dans l’aube fraîche. La nuit a eu le temps de rafraîchir l’air, comme l’effort d’échauffer les corps.

+

LE BARON
+ Un bain! Des habits propres! Je ne puis supporter davantage cette infâme carcasse.

+

LES MARCHEUSES
+ Ces infâmes tiroirs.

+

Les valets s’affairent pour préparer un bain, dans lequel bientôt le Baron s’affale. Ses pieds dépassent largement de la baignoire.

+

LE BARON
+ Lesale, lave mes cheveux. Ils ont fait couler une sève immonde sur mon visage et sont pleins de poussière.

+

LES MARCHEUSES
+ La sève du monde, pleine de poussière.

+

Le Sale regarde sa main mâculée, hausse les épaules, puis s’exécute. Il en profite pour s’essuyer la main sur la chevelure du Baron. Alors que tout le monde s’affaire autour du bain du Baron, le Singe vole la clé unique des chaînes des marcheuses et des tiroirs.

+

LA MÉPRISE
+ Puis-je vous présenter l’Exploitation, maîtresse d’oeuvre du barrage de la Croissance que nous ne manquerons pas de visiter tantôt.

+

L’EXPLOITATION
+ Messire Baron, c’est un honneur de rencontrer mon érudit bienfaiteur. Votre barrage est prêt et voyez comme il éclaire le chemin.

+

LA MÉPRISE
+ Tout le village est venu pour vous accueillir.

+

LA JEUNESSE (à elle-même)
+ Voici donc le maître. Il est bien agité et ne sent pas très bon. Il est vulgaire et emprunté. Et toutes ces esclaves qui le suivent. Allons-nous dégénérer comme lui? Je ne suis pas certaine de vouloir avoir la maîtrise du monde.

+

LARAISON (à la Jeunesse)
+ Défaite de l’Indifférence tu commences à penser. Ne laisse pas la peur remplacer ton ancienne maîtresse. Écoute son conseil mais ne la laisse pas décider pour toi.

+

LE SINGE (à la Jeunesse)
+ Et le moment venu, laisse-la derrière toi, saute, le geste te portera.

+

L’EXPLOITATION
+ Vois-je là ce qui reste de votre équipage?

+

LE BARON
+ Las, oui! Laraison nous a perdu, les marcheuses ont traîné la patte, et si ce n’était pour l’ordre de marche imposé par leurs chaînes, toute ma belle et inédite et fondamentale organisation serait déjà perdue. (À lui-même) Mais cette odeur persiste!

+

L’EXPLOITATION
+ Reposez-vous, Baron, on aura tôt fait de rejoindre le barrage et vous montrer toute la splendeur de mon–je veux dire : de votre ouvrage.

+

LE BARON
+ Ah! L’ouvrage de l’Exploitation est bien sûr mon ouvrage. La méprise est de bon augure, et je ne vous en tiens pas rancune. Le progrès ne vaut que s’il est partagé par tous.

+

LA MÉPRISE
+ Je ne vous le fais pas dire! (Se tournant vers la Jeunesse) Voyez comme il est affable.

+

LE BARON (à lui-même)
+ Ai-je bien dit ce que j’ai dit?

+

LARAISON
+ Le tableau jusque là pitorresque devient picaresque.

+

LE BARON
+ Mais dîtes-moi madame, cette machine dont vous me parliez…

+

LESALE
+ l’Hontol-logis!

+

LE BARON
+ Fera-t-elle taire les gémissements de ces marcheuses indélicates? Elles ont beau être sans-dents, elles n’en sifflent pas moins.

+

LA MÉPRISE
+ Je vous rassure, mon bon monsieur, avec l’automatisation, leur rôle sera rendu entièrement obsolète. C’est l’Hontol-logis elle-même qui se chargera du tri.

+

LE BARON
+ Mais c’est moi qui me charge du tri! Elles se contentent de porter pour la seule raison que l’essieu manque.

+

L’EXPLOITATION (part dans un monologue exalté)
+ La contribution participative, c’est bien cela! Chaque élément de votre vie contribuera à l’Hontol-logis sans que vous ayiez besoin de vous en préoccuper.

+

LA JEUNESSE
+ Ainsi nous n’aurons qu’à contribuer comme on nous l’indique.

+

L’EXPLOITATION
+ C’est bien cela! Une place confortable pour chaque chose et chaque chose confortée à sa place, bien installée dans son logis.

+

LES MARCHEUSES
+ Dans son logis ferré.

+

LA JEUNESSE
+ Et nous sommes tous logés à la même enseigne!

+

LA MÉPRISE
+ Pardonnez-moi, Baron, j’ai omis de préciser que par dessein, la machine…

+

LESALE
+ Hon-tol-lo-gis…

+

LA MÉPRISE
+ … suivra vos instructions et répondra à vos attentes, qui sont bien sûres inédites et fondamentales.

+

LE BARON
+ Voilà qui est bien plus clair, j’en serai donc le seul maître, comme il va de soi. L’Hontol-logis : une perspective, une autre, toutes prêtes à instrumentaliser, déterminées à faire avancer la connaissance selon un biais poli, pratique, pragmatique, aérodynamique, compétitif…

+

LA JEUNESSE (l’interrompant)
+ Ainsi chaque élément que nous donnerons sera capté, traité et classifié, calibré, emballé, dépecé… Est-ce cela notre maîtrise du monde? Mais comment peut-il être le seul maître si nous-mêmes devenons les maîtres du monde?

+

LE BARON
+ Quelle est cette sottise! Une méprise sans doute. Il ne peut y avoir qu’un seul maître à bord de l’Hontol-logis…

+

Se tournant vers tous les uns après les autres :

+

LA MÉPRISE
+ Et nous savons sans aucun doute de qui il s’agit, n’est-ce pas?

+

Tous acquièscent. La Méprise frappe dans ses mains, les groupes se reforment.

+
+
+

Scène VI

+
    +
  • La Méprise, le Baron, Le Sale
  • +
  • Laraison (qui s’immisce), le Singe (en retrait)
  • +
+

LA MÉPRISE
+ Monsieur, laissez-moi vous rassurer. Je vois bien que vos pauvres marcheuses sont bien incapables de porter le fardeau des savoirs, même tellement bien organisé par vos soins éclairés.

+

LE BARON
+ Surtout, dirais-je, surtout tellement bien organisé, etc. Seule la faiblesse des marcheuses ralentit le progrès.

+

LARAISON (en aparté)
+ On a remplacé un bibliobus tout-à-fait fonctionnel par cette ‘économie collaborative’ précarisante et enchaînée. Les marcheuses, elles, en souffrent, et tous les travailleurs. Il s’agit bien plutôt d’une collaboration pour encaisser les doublons. Entre elles, les marcheuses ne parlent guère, et ne font que répéter sans le comprendre le discours du maître.

+

LA MÉPRISE
+ Pourquoi se satisfaire de ce travail précaire et bruyant et puant, alors qu’une machine ferait la même chose mieux et plus vite et sans heurt?

+

LE BARON
+ Et le chaos des routes?

+

LA MÉPRISE
+ Elles seront goudronnées.

+

LE BARON
+ Mais le bruit?

+

LA MÉPRISE
+ Vitres blindées.

+

LE BARON
+ Et l’odeur?

+

LA MÉPRISE
+ Au parfum.

+

LE BARON
+ Les déchets?

+

LA MÉPRISE
+ Enfouis.

+

LE BARON
+ La pourriture?

+

LA MÉPRISE
+ Par-dessus bord.

+

LE BARON
+ La maladie?

+

LA MÉPRISE
+ Désinfectée.

+

LE BARON
+ L’indigence puante?

+

LA MÉPRISE
+ Exclue. Vous serez seul au sommet d’une tour d’ivoire aux salles de bains de marbre et d’or, entièrement occupé à votre inventaire.

+

LESALE
+ Et les ponts?

+

LA MÉPRISE
+ Qu’importent les ponts! La machine deviendra le centre du monde et il fera sa révolution autour d’elle.

+

LE BARON
+ Voilà qui est bien pensé. Me voilà satisfait.

+

LA MÉPRISE, LARAISON et LE SINGE (en coeur)
+ Et la boucle est bouclée.

+
+
+
+

Acte III

+

Plus tard, au barrage de la Croissance, alors que tout le monde s’affaire à transporter les tiroirs dans la nouvelle machine…

+
+

Scène I

+
    +
  • La Méprise, l’Exploitation
  • +
+

L’EXPLOITATION
+ Alors?

+

LA MÉPRISE
+ Ils ont tout avalé.

+

L’EXPLOITATION
+ Tout? Comme tu es bien rusée.

+

LA MÉPRISE
+ Il me reste un tour à jouer, et la leçon s’achève.

+
+
+

Scène II

+
    +
  • La Méprise (déguisée en Immortalité portant robe blanche avec une pomme croquée à la place du coeur, promesse de la machine–avec un bruit de démarrage de Mac lorsqu’elle apparaît), & tous les personnages.
  • +
+

Chaque personnage s’addressant à lui-même jusqu’à l’apparition de l’Immortalité.

+

LA JEUNESSE
+ Je me demande bien à quoi peut bien servir cette tour d’ivoire et tout ce marbre, et tout cet or. Comme tout cela est beau, comme cela fait envie. J’ai vraiment hâte de voir la machine achevée.

+

PROPREL
+ Tous ces parfums m’enivrent! Ce petit coin de nature est le cadre idéal pour échaffauder la nouvelle machine.

+

LE BARON
+ Comme j’ai hâte, comme j’ai hâte. Une angoisse m’étouffe.

+

LES MARCHEUSES
+ Je me hâte, je me hâte. J’étouffe.

+

LE SINGE
+ Tant de gesticulation, et pas un seul geste.

+

LARAISON
+ Cet élan trop nouveau et par trop rationnel a tout de la méprise.

+

LESALE
+ La rivière a beau être sans vie, il y a anguille sous roche.

+

L’EXPLOITATION (en aparté)
+ Ô Méprise superbe, vois comme ils s’accordent tous, courant dans tous les sens, à la fabrique de leur perte. Quel spectacle délectable. Bientôt je n’aurai plus besoin d’eux.

+

Bruit de démarrage de Mac. Toutes affaires cessent. Apparaît l’Immortalité.

+

L’IMMORTALITÉ
+ Je suis la voie unique et fondamentale! Venez à moi et nous serons l’immortalité! Je suis l’âme de cette machine totalitaire dont vous achevez la construction, et qui se placera au centre du monde. J’en porte toutes les perspectives.

+

LE BARON
+ Quelle merveille! Quelle rencontre! Mais dans quel tiroir la ranger?

+

L’IMMORTALITÉ
+ Il s’agit là d’une forme d’organisation qui prend sa source dans votre dissolution propre au coeur de la machine même. Votre existence devient l’hygiène de cette totalité. Ainsi vous pourrez préserver son unique et fondamentale organisation et son savoir. Vous deviendrez aussi purs que la machine elle-même.

+

L’EXPLOITATION (s’emballe)
+ La contribution participative vous place au centre de la machine bien enserrés dans ses rouages, produisant des bénéfices accumulés. La contribution permet d’alimenter tous les logis, comme autant de facettes de l’Hontol-logis, par exemple des corps, du bonheur, l’Hontol-logis du propre, l’Hontol-logis du sale, l’Hontol-logis des armes, l’Hontol-logis des lois, l’Hontol-logis des bénéfices, l’Hontol-logie des terres, l’Hontol-logie des guerres, …

+

LA JEUNESSE
+ Qu’importe, voilà qui me semble conforme : l’égalité pour tous.

+

L’EXPLOITATION (continue à énumérer des Hontol-logies en aparté, ce qui fait un bruit de fond continu)
+ L’Hontol-logis des conformes, celle de la vie, de la mort, de l’infini, de l’échange, du commerce, de la joie, des dettes, de la prison, des trous, des lieux, des espèces, des espaces, etc.

+

LE BARON
+ Quelle est cette imposture! Ne serais-je plus l’auteur de ma classification unique et fondamentale?

+

L’EXPLOITATION
+ L’Hontol-logis des fondamentaux…

+

L’IMMORTALITÉ
+ Bien au contraire, tout ce savoir et cette énergie accumulés par la machine vous fera participer à la vie machinique et vous ouvrira la porte de l’immortalité.

+

L’EXPLOITATION
+ L’Hontol-logis des immortalités…

+

LESALE
+ Elle ne se mouche pas du doigt.

+

L’EXPLOITATION
+ L’Hontol-logis des doigts…

+

L’Exploitation hystérique continue son énumération sans fin et disparaît en coulisses.

+

LARAISON
+ Elle digresse.

+

LE BARON
+ Quelle magnifique perspective, je suis bien aise de mettre tout mon pouvoir et tous mes doublons au service de la construction de cette machine qui permettra à mon oeuvre et à ma personne de devenir immortelles en restant au centre du monde.

+

LARAISON
+ Quel idiot.

+

LA JEUNESSE
+ Ceci n’est pas clair : si le Baron se prélasse dans les bains de marbre et d’or au sommet de la tour, où serons-nous donc?

+

L’EXPLOITATION (excédée et explosive, depuis les coulisses)
+ Mais comme on vous l’a dit! Il n’y aura qu’à se reposer et contribuer des informations à la machine.

+

L’IMMORTALITE
+ Nous sommes tous des maîtres mesureurs au service de la machine et notre activité collaborative dorénavant formera le monde.

+

LA JEUNESSE
+ Si je deviens la maîtresse du monde, ce sera pour l’embrasser, et non pas pour en devenir la mesure. Quelle est donc ta promesse? Passer une vie éternelle à fournir des informations à la machine pour le bénéfice du Baron? En quoi diffères-tu de l’Exploitation?

+

L’IMMORTALITÉ
+ Chacun participe à la totalité qui dorénavant offre toutes les perspectives.

+

LA JEUNESSE
+ Et tu dis que la machine conserve en son sein toutes les perspectives? Mais la tour avec son luxe ressemble plutôt au lieu de l’organisation totalitaire.

+

L’IMMORTALITÉ
+ Oui mais tu comprends mal. C’est dans le fait que chaque participant n’y contribue qu’un peu, et de son propre chef, qui donne à la machine sa vaste connaissance. Tu prends le petit soldat pour le plan de la guerre.

+

LA JEUNESSE
+ La guerre? Alors ma perspective est toute autre, et je m’en tiendrai là.

+

LE BARON
+ Je ne comprends plus rien, je ne sais plus qui organise quoi ici… Mais, où est donc ma clé!

+

Il sort.

+

LES MARCHEUSES
+ Oui mais. Je ne sais plus! Qui organise? Où est donc ma clé? Quel est donc mon fardeau? Je n’ai jamais rien su. Une perspective toute autre. J’aimerais tellement savoir.

+

Le Singe libère les marcheuses et leur donne la clé. Les Marcheuses commencent alors à ouvrir les tiroirs.

+

LES MARCHEUSES
+ Aaah qu’y a-t-il là dedans? Un oiseau mort! Et ici c’est écoeurant on dirait du vomi! Un caillou. Un papillon monarque épinglé! Des encres effacées. Un coquillage!

+

LE BARON (revient en courant)
+ Mais que faites vous malheureuses, laissez cela immédiatement, mon bien le plus précieux!

+

Il arrache la clé des mains des marcheuses qui reculent avec un frisson. L’Immortalité accourt, se prend les pieds dans le câble d’alimentation de la machine, reliée au barrage.

+

L’IMMORTALITÉ
+ Toutes ces connaissances sont privées. Ouvrir les tiroirs serait une offense Capitale, et perturberait le fonctionnement normal et nécessaire de la machine.

+

PROPREL
+ Oh non! La machine se déséquilibre! Les tiroirs sortent de leurs casiers. Je dois sauver mon maître.

+

Il se précipite pour sauver le Baron in extremis. L’Immortalité-méprise croûle et meurt sous les tiroirs brisés dont les restes des bribes de connaissances mortes et pourries s’étalent sur la scène.

+

LESALE
+ Pouah! C’était donc de là que provenait cette puanteur.

+

LA JEUNESSE
+ Notre avenir n’est plus très beau à voir.

+

LARAISON
+ Je note que l’âme de la machine qui promettait l’immortalité ne bouge plus du tout.

+

LES MARCHEUSES
+ La poésie est libre! Et la politique!

+
+
+

Scène III

+
    +
  • L’Exploitation, les marcheuses, la jeunesse, le Singe.
  • +
+

L’EXPLOITATION
+ Oh quel désastre! Le monde s’écroule! Nous voici sans organisation productive et sans rien à manger. Ô, Méprise, qu’as-tu fait? Ton double-jeu nous a tout fait perdre. Qu’allons-nous devenir!

+

LE SINGE
+ Elle a dit ‘nous’. C’est un signe.

+

L’EXPLOITATION
+ Marcheuses, vous ne marchez plus. Jeunesse, tu jêunes. Tout ceci va laisser place au chaos et nous allons tous mourir.

+

LA JEUNESSE
+ Cesse tes jérémiades, laisse-nous goûter la liberté. Nous devrions te sacrifier avec ce qui reste de la machine. Détruisons-la!

+

LES MARCHEUSES
+ Quoi? Et tous nos efforts auraient été vains? N’as-tu point de respect pour notre souffrance.

+

LA JEUNESSE
+ Et que proposes-tu donc? J’ai faim.

+

LESALE
+ Allons manger, nous penserons mieux le ventre plein.

+

LA JEUNESSE
+ Mais qu’allons-nous manger? La machine devait nous apporter du poisson et nous l’avons détruite. Il reste bien un peu de pain, mais pas suffisamment pour tous.

+

LES MARCHEUSES
+ Allons aux champs!

+

L’EXPLOITATION
+ Mais la récolte nécessite l’énergie du barrage et la machine en absorbe la totalité. Nous ne pourrons pas récolter.

+

LES MARCHEUSES
+ Réparons-la!

+

L’EXPLOITATION
+ Mais la réparer ne résoudrait pas notre problème. Car la machine conçue par la Méprise ne produit en fait rien : elle accumule.

+

LA JEUNESSE
+ Détruisons-là!

+

LES MARCHEUSES
+ Ô désespoir!

+

L’EXPLOITATION
+ Ô Jeunesse impatiente. Il y a peut-être une solution. Avant les machines, vos grands-parents utilisaient des outils manuels et travaillaient ensemble à la récolte. Les avez-vous encore?

+

LA JEUNESSE
+ Allons les chercher! Mais… Comment s’en servir?

+

LE SINGE
+ Essayez, vous verrez bien.

+

Ils vont chercher les outils et se rendent aux champs. Proprel entre en scène avec un fil et un hameçon, mais il se trouve seul.

+

PROPREL
+ Regardez! J’ai trouvé parmi les tiroirs brisés du fil et un hameçon! Mais, où sont-ils donc tous passés.

+
+
+

Scène IV

+
    +
  • Proprel, Lesale
  • +
  • Le Baron (assoupi)
  • +
+

LARAISON (depuis les coulisses)
+ Le Baron, choqué de l’effondrement soudain de son empire sur le monde ne s’en est pas remis : il dort toujours.

+

PROPREL
+ Te voilà Lesale, que fais-tu donc? Je t’avais perdu de vue.

+

LESALE
+ Je veille au chevet du Baron, notre maître.

+

Ils se regardent en silence un moment, puis éclatent de rire.

+

LESALE
+ Proprel, à propos, n’as-tu pas d’autre nom que celui que t’a infligé le Baron?

+

PROPREL
+ Oui, je crois. J’ai trouvé du fil et un hameçon!

+

LESALE
+ Appelle-moi Aureste.

+

PROPREL
+ Et moi, c’est Rodrigue.

+

AURESTE
+ Enchanté, Rodrigue. Dis-moi, que vas-tu faire de ce fil et de cet hameçon?

+

RODRIGUE
+ Et bien, mon cher Aureste, je n’en sais foutre rien.

+

AURESTE
+ Ah! Voilà les Marcheuses, la Jeunesse, et l’Exploitation qui rentrent des champs. Et le Baron qui ne donne toujours pas signe de vie.

+

LES MARCHEUSES
+ J’ai trouvé cela plus agréable que porter des tiroirs, mais mes mains sont pleines d’ampoules.

+

LA JEUNESSE
+ La pêche à l’ombre autrefois était bien plus aisée que cet effort en plein soleil.

+

L’EXPLOITATION
+ Vous comprenez donc à présent pourquoi nous avions remplacé ce labeur exténuant par l’automatisation.

+

LARAISON
+ Ah, vous voilà enfin, je meurs de faim.

+

LES MARCHEUSES, LA JEUNESSE, L’EXPLOITATION (ensemble)
+ Où étais-tu pendant que nous trimions?

+

LARAISON
+ J’étudiais la machine. J’en ai trouvé le secret. Comme l’Exploitation avait indiqué la nature accumulatrice de l’Hontol-logis, j’en ai exploré les mécanismes et les opérations. Il me semble que si nous la délestons de son moteur, il restera tout de même une fonction, et l’énergie ainsi libérée pourra servir à relancer les machineries existantes dans les champs et la cité.

+

LESALE
+ Et de quelle fonction parles-tu?

+

PROPREL
+ J’ai trouvé du fil et un hameçon!

+

L’EXPLOITATION
+ Laraison parle de la fonction de communication, qui était l’objectif caché de la Méprise. Ainsi l’opération d’accumulation de la machine serait distincte de celle-là, et pourrait fonctionner indépendemment?

+

PROPREL
+ Mais je ne sais pas m’en servir.

+

LARAISON
+ Exactement. Délestée de l’accumulation, l’Hontol-logis devient une écoutille vers d’autres lieux, d’autres expériences, peut-être similaires à la nôtre.

+

LES MARCHEUSES
+ Et nous pourrions l’utiliser tout en remettant en marche le progrès?

+

LA JEUNESSE
+ Ah non! On en a marre des lampadaires qui ne servent qu’à masquer les étoiles.

+

LARAISON
+ Rassurez-vous, à présent que nous avons de la nourriture, nous pouvons discuter des techniques et les choisir en connaissance de cause.

+

LES MARCHEUSES
+ À table!

+

Tous se mettent à dîner et échangent leurs nouvelles expériences.

+
+
+

Scène V

+
    +
  • Le Baron, Rodrigue, Aureste
  • +
+

Aureste porte de la nourriture au Baron qui, bientôt réveillé par le fumet, se met à manger dans son coin. Il écoute les conversations alentours.

+

LE BARON (en aparté)
+ Quel miracle, je ne suis point mort. Les Marcheuses ne m’ont point occis et semblent joviales à la table de la Jeunesse. Je perçois même l’Exploitation partager leur repas, et mon bon cocher, Laraison. Mes valets ont veillé à mon chevet malgré les maltraitances que je leur ai fait souffrir. Ils m’ont même apporté un repas qui plaît à mes papilles et soulage ma faim. C’est à n’y rien comprendre.

+

RODRIGUE
+ Ah! Vous voilà réveillé.

+

LE BARON
+ Que s’est-il passé? Je ne me souviens de rien. Pourquoi mes Marcheuses déchaînées mangent-elles à la table de l’Exploitation?

+

AURESTE
+ Monsieur, Rodrigue ici présent vous a sauvé la vie! Alors que la Méprise tentait de nous confondre tous, et que la machine vacillait, et que les tiroirs qui l’ont ensevelis menaçaient de vous occire, Rodrigue–c’est dire s’il a du coeur–vous a écarté de leur chemin au péril de sa vie.

+

LE BARON
+ Mes tiroirs!

+

AURESTE
+ Remplis de poussière, de bêtes mortes, de pourriture, de livres illisibles.

+

LE BARON
+ Ô Rage, ô désespoir, ô vieillesse ennemie! N’ai-je donc tant vécu que pour cette infâmie!2

+

RODRIGUE
+ J’y ai tout de même retrouvé du fil et un hameçon.

+

AURESTE
+ Et votre vie est sauve!

+

LE BARON
+ Ah! Proprel, pour cela je te suis redevable.

+

RODRIGUE
+ J’ai trouvé dans les décombres du fil et un hameçon.

+

LE BARON
+ Et bien, soit, je t’apprendrai à pêcher.

+
+
+

Scène VI

+
    +
  • Tous les personnages (sauf la Méprise)
  • +
+

Laraison tient dans la main gauche le moteur d’accumulation (un tiroir), et dans la main droite l’outil de communication (un casque-micro).

+

LARAISON
+ Une fois que nous aurons évacué ce moteur d’accumulation (il jette le tiroir), la tour sera superflue, le marbre et l’or alourdissent la structure.

+

L’outil de communication est donné : il passe le casque à un membre de la Jeunesse qui sort (vers la machine).

+

LE BARON
+ Mon marbre! Mon or! Mes lits, petits et grands!

+

LA JEUNESSE
+ Mes bains de luxe!

+

LES MARCHEUSES
+ On vire la tour! On la garde! Les salles de bain! Les casiers dehors! Mon or! Mes atours! À moi! À moi! Qu’elle succombe!

+

L’EXPLOITATION
+ Nous n’y arriverons jamais, chacun veut commander, personne ne lâche rien. Laraison et les Marcheuses me paraissent éclairés. J’entends bien le Baron s’attacher au passé et la Jeunesse aussi ne cesser de l’envier. Comment vous commander quelque frugalité?

+

LE SINGE
+ Et vieux, et naître.

+

AURESTE
+ L’Exploitation, je reconnais bien là quelques excès passés. Vous voulez remplacer un extrême par un autre : du superflu à la frugalité.

+

LARAISON
+ Rien ne se perd, rien ne se crée tout se transforme.

+

RODRIGUE
+ Le Baron m’a appris à pêcher. La Jeunesse m’en a inspiré le désir. Les Marcheuses en ont porté le germe. Sans le concours involontaire de la Méprise, je n’aurais pas eu à sauver la vie du Baron, et rien de tout ceci ne serait arrivé.

+

LE BARON
+ Que veux-tu dire, Rodrigue? Que nous gardons la tour?

+

UNE JEUNESSE DÉSABUSÉE (à elle-même, en sortant)
+ Cela m’ennuie, je préfère écouter si quelque voix nous parvient à travers la machine.

+

L’autre revient avec le casque-micro et le lui passe:

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JEUNESSE AU CASQUE (à la Jeunesse désabusée)
+ Tiens, remplace-moi, je n’y entends rien.

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Il reprend sa place parmi la Jeunesse.

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LA JEUNESSE
+ Garder la tour, c’est bien cela que j’entends.

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LES MARCHEUSES
+ Au contraire! Rodrigue établit que notre condition présente émerge des situations dont nous sommes le jeu et que nos décisions et nos indécisions tracent un chemin pour nous.

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RODRIGUE
+ C’est par ma volonté que je me suis affranchi, en choisissant d’embrasser la contradiction. En laissant derrière nous ces lourdeurs dépassées, nous saurons reconnaître la valeur d’être ensemble.

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LE BARON
+ Me voilà dépassé et pourtant tout léger. Je vous laisse décider et je m’en vais pêcher.

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LES MARCHEUSES
+ Virons la tour!

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LA JEUNESSE
+ C’est chose faite. Et les lampadaires qui éclairent le chemin et masquent les étoiles. Mais après?

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Scène VII

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    +
  • Tous les personnages, moins la Méprise et une Jeunesse désabusée.
  • +
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Les mêmes, au même endroit, l’activité se poursuit : conversations (silencieuses), actions, accords…

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LARAISON
+ Maintenant la machine ronronne, les champs sont arrosés, l’eau coule dans la rivière de nouveau poissonneuse. Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles.

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La Jeunesse désabusée, maintenant enthousiaste revient de la machine avec le casque sur les oreilles. Tout se fige, sinon les deux qui se sont échangés le casque. L’autre est sceptique.

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ENTHOUSIASTE
+ Aureste! Laraison! Nous ne sommes pas seuls! La machine à communiquer! Elle nous parle!

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SCEPTIQUE
+ Enfin, ce que tu veux dire, c’est que quelqu’un nous parle à travers elle.

+

ENTHOUSIASTE
+ Bien sûr! Nous voici en réseau.

+

SCEPTIQUE
+ Tu veux dire en conversation.

+

ENTHOUSIASTE
+ Bien sûr! Tous ces savoirs que nous croyions morts, ils sont bien vivants!

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SCEPTIQUE
+ Tu veux dire que d’autres les portent?

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ENTHOUSIASTE
+ Bien sûr! La machine les porte à nos grandes oreilles!

+

SCEPTIQUE
+ Et d’où viennent-ils?

+

ENTHOUSIASTE
+ De partout et de tous! C’est excitant! Ils couvrent tant de sujets qu’il serait vain de vouloir les circonscrire.

+

SCEPTIQUE
+ Un exemple!

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ENTHOUSIASTE
+ Sais-tu qu’un oeuf cru flotte, mais cuit coule?

+

SCEPTIQUE
+ Es-tu sûre?

+

ENTHOUSIASTE
+ Sais-tu que l’homme le plus rapide du monde se déplace à la course sur 100 mètres, en moins de 9 secondes, 10 dixièmes, 41 millièmes, et 4 nanosecondes?

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SCEPTIQUE
+ À quoi cela sert-il?

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ENTHOUSIASTE
+ Sais-tu qu’un broyeur de cuisine dernier cri aura raison du dernier Aphone 6 plus silver et le Samsème Galaxie 2-F-41-bis en moins de 3 minutes?

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SCEPTIQUE
+ Le moteur d’accumulation serait-il encore en marche?

+

ENTHOUSIASTE
+ Quoi?

+

SCEPTIQUE
+ Tu sembles enthousiaste d’une accumulation de savoirs, mais ce moteur-là est bien démantelé, n’est-ce pas?

+

ENTHOUSIASTE
+ Tu as raison. C’est insensé…

+

SCEPTIQUE
+ Mais, as-tu communiqué? Sais-tu avec qui?

+

ENTHOUSIASTE
+ Je n’en sais rien.

+

SCEPTIQUE
+ Sais-tu où ces personnes se trouvent?

+

ENTHOUSIASTE
+ Je n’en sais rien.

+

SCEPTIQUE
+ Sais-tu comment elles s’organisent?

+

ENTHOUSIASTE
+ Pas plus. Allons leur demander?

+

SCEPTIQUE
+ Et nous, comment pouvons-nous tirer parti de cette machine à communiquer? Qu’en faire?

+

ENTHOUSIASTE
+ Je n’en sais rien.

+

Les deux jeunesses continuent leur conversation en sortant.

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Scène VIII

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    +
  • Les mêmes, une marcheuse.
  • +
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La fixation des acteurs cesse. Une marcheuse, visiblement en colère, entre et interrompt une conversation.

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UNE MARCHEUSE
+ Eh toi, la Jeunesse, vais-je devoir t’attendre encore longtemps pour porter la récolte?

+

UN AUTRE MARCHEUR et UNE JEUNESSE (simultanément)
+ Te prends-tu pour le Baron d’avant la chute?

+

AUTRE JEUNESSE
+ Quoi? Ne devais-tu pas le faire avec Rodrigue?

+

UNE MARCHEUSE
+ Et quoi, je ne peux pas être au four et au moulin.

+

AUTRE JEUNESSE
+ Et quoi, je pêche par mon père, et je mouds par ma mère.

+

UNE MARCHEUSE
+ Et moi, je chauffe! Devrais-je aller au four?

+

AUTRE MARCHEUSE
+ Un conflit! Appelons-en à l’autorité.

+

L’EXPLOITATION
+ Qu’attendez-vous de moi? Que j’en punisse un? Réglez-le entre vous, je ne vous aide en rien. Je suis lasse. C’est le coeur sans remord que je vous quitte enfin. Je dis tant, je fis peu, je trépassai.

+

Elle meurt.

+

UNE MARCHEUSE
+ Ô, l’Exploitation, je t’aimais.

+

UN AUTRE MARCHEUR
+ Tu ne manqueras point.

+

UNE JEUNESSE (simultanément)
+ Tu me manqueras bien.

+

UNE JEUNESSE ENTHOUSIASTE
+ Nous ne sommes pas seuls!

+

LARAISON
+ On naît, on vit, on meurt.

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LE SINGE
+ Enfin, surtout, on vit.

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°

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RIDEAU.

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    +
  1. Cette intervention, et la suivante du Singe sont une référence directe à la remarque de Pierre-Joseph Proudhon sur l’érection de l’obélisque de Louxor.

  2. +
  3. Extrait d’une oeuvre célèbre disponible dans le domaine public.

  4. +
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